Le scribouilleur de sf

Le scribouilleur de sf

Perturbation

"Buck c'est quand tu veux!" Pesta Alice à l'intention de la cafetière à côté d'elle.

Elle était assise dans un fauteuil loin de son bureau où trônait une station de travail inutile, mais néanmoins allumée pour des raisons administratives. C’était le genre de chose auxquelles il fallait s’habituer lorsqu’on travaillait dans une grande structure comme les Forces Policières Solaires. Heureusement, la science administrative avait fait de sérieux progrès depuis l’époque de la colonisation extra-terrestre. Une avancée nécessaire au maintien d’une cohésion des organismes interplanétaires privés ou publics.

"Tu peux attendre trente secondes! répliqua Buck. Le café ne sera pas prêt plus vite de toutes façons."

Alice était très fière d'avoir écrit une intelligence artificielle pour sa cafetière préférée, néanmoins elle se promit une énième fois de revoir son code source plus tard.

Buck était parfois vraiment à côté de la plaque...

“Je ne parle pas du café, imbécile! Je parle du système que je t'ai demandé d'infiltrer!!

- Ah, ça! Oui, bien sûr... J'ai presque terminé l'analyse, je tente l'infiltration dans 12s.

- Ça devrait déjà être fait.

- Le système est un peu plus complexe que prévu, mais j’arrive au bout. Je pars à l’abordage!”

Au moins l'IA était-elle efficace dans son domaine.

"Très bien... Hé, Buck, il a intérêt à être bon ton café !

- Le café est passé et l’infiltration réussie.

- Pas trop tôt...”

Un message s'afficha au milieu du champs de vision de la hackeuse :

»» Alice, Buck, vous êtes prêts? On arrive sur la zone d’intervention.

»» Ready captain!

Envoya-t-elle en retour, d'une simple pensée.

 

La gravité de Mars étant presque trois fois moindre que celle de la Terre, les architectes avaient pu augmenter le nombre d'étages des immeubles et prendre des libertés avec la géométrie et la physique élémentaire. La plus haute tour jamais construite se tenait au milieu de la caldeira d’Olympus Mons. Elle avait l’aspect d’un immense colonne de schiste bleu déséquilibrée. Cette folie mégalomane avait été construite pour l’une des plus grandes multi-planétaires, la Compagnie des Mines de Sol, et dépassait même les bords de la caldeira, avec plus de trois kilomètres de haut. À son sommet, on pouvait voir la totalité de la ville qui s’étendait sur toute la surface du cratère, immense champ de gratte-ciels pointus, survolés dans l’ordre et la discipline par d’innombrables véhicules bourdonnants. Un spectacle vertigineux, particulièrement de nuit, quand le ballet de la circulation s'éclairait, formant de lumineuses processions entre les spots publicitaires aériens. La CMS proposait donc des soirées dînatoires d’un prix scandaleusement élevé au dernier étage de la tour, pour amortir le coût exorbitant de l’édifice en seulement quelques siècles.

La zone d’intervention était un bâtiment nettement plus modeste : à peine quelques mille six cents mètres et d’une architecture banale, optimisée, rectangulaire, dans un quartier d’affaires uniforme. Seules quelques devantures de chaînes de restaurants ou de pubs cassaient la régularité du décor, et ceux-ci étant fermés depuis une bonne heure maintenant, seuls les lampadaires flambant neufs éclairaient les rues. Une femme noire aux muscles secs et à l'air jovial accompagnée d’une montagne rousse à la moustache improbable, tous deux habillés en civil, marchaient en direction de l'entrée quand le message du Chef leur parvint.

»» La voie est libre. Allez-y.

Sans acquiescer, ils entrèrent dans le bâtiment en continuant leur discussion. Le hall d’entrée était inutilement grand et faiblement éclairé, pour faire sentir au visiteur qu’ici, on faisait des choses sérieuses.

"Je ne dis pas que ton kung fu est inefficace, je dis juste que ta musculature serait bien mieux utilisée si tu faisais de la boxe, expliquait Léa.

- Foutaise, réfuta Jet en passant la porte d'entrée de l'immeuble qui s'était ouverte sur leur passage, la boxe ne tire pas plus parti du muscle qu'un autre sport de combat. Quelle que soit la façon dont tu cognes, la force est un avantage. En outre la boxe est trop limitée. Pas de projections, peu de parade, pas de coup ici où là... trop de règles, on ne peut pas apprendre à se battre comme ça. Tu devrais comprendre toi, avec ton krav maga. Au moins c'est un art martial complet.

- D'accord, mais ton kung fu n'est pas parfait non plus. D'après ce que je vois il y a beaucoup de mouvements inutiles. Tu ne peux pas non plus te battre sérieusement avec une garde aussi ouverte, insista Léa, tandis qu'ils s'avançaient vers la cage d'escalier.

- Si tu veux parler des postures de démonstration, bien sur que les gardes sont ouvertes, c'est pour l'esthétique. Lors d'un vrai combat ma garde est bien fermée et mes coups sont efficaces."

Le gardien, qui était apparu par une porte sur le côté de l'ascenseur, s'était approché des deux compères pour les arrêter :

"Excusez moi messieurs-dames, mais le bâtiment est fermé pour ce soir.

- On vient faire des heures sup’. J'ai vraiment besoin de finir mon travail avant demain matin, répondit Léa.

- Désolé, mais mes ordres sont stricts.  Je ne peux pas vous laisser passer si vous n'êtes pas inscrit sur la liste des participants à l'assemblée générale.

- Bon, ben je suppose que nous n'avons pas le choix dans ce cas.

- Je suppose que non, acquiesça Jet, à quelle heure se termine cette assemblée générale?

- En théorie, dans une heure à peu près, répondit le gardien, mais vous savez comment ça se passe, pas vrai? Une réunion de ce genre se termine toujours avec plus de retard qu'elle ne commence. Et celle là a commencé avec une bonne demi-heure de retard d'après ce que j'ai pu voir.

- Alors nous reviendrons dans deux heures, vous pourrez nous laisser passer à ce moment là, s'enquit Jet?

- Je suppose...

- Et bien, à tout à l"heure alors.

- À tout à l"heure!" salua à son tour Léa avant de suivre Jet vers la sortie.

 

»» L'infiltration naïve a échoué, chef.

Envoya Jet tandis que le gardien regagnait son poste tranquillement.

»» Compris, on passe au plan B. Alice, à toi de jouer.

»» C'est comme si c'était fait!

 

Plongée dans le système de sécurité de l'immeuble, Alice évoluait dans un monde où le haut et le bas n'étaient que des conventions pratiques. Le décor était sobre : Le fond était noir uni et les informations textuelles étaient vertes. Elle avait choisi cet environnement pour travailler sans distraction.

Dans le monde réel, Alice n'était pas une femme qu'on remarque dans la rue. Un peu plus grande que la moyenne martienne, cheveux bruns longs, un peu ronde, vêtements raisonnablement à la mode. Dans la matrice, elle avait plusieurs visages. L’avatar qu'elle choisissait pour infiltrer des systèmes matriciels était une seiche. Elle avait pris plaisir à reproduire les capacités de camouflage de l’animal.

La seiche était accompagnée par un mug de café chaud. Dans la matrice les règles de l'infiltration aussi étaient différentes : pour passer inaperçu il suffisait de tromper les programmes de surveillance et d'empêcher le système visité d’afficher sa présence. En théorie, simple. Techniquement, c’était à s’arracher les cheveux. En pratique, des programmes performants faisaient presque tout le travail sous réserve de mises à jour régulières. Pour détecter un intrus il fallait soit trouver les traces de son passage, soit tendre des pièges pour les provoquer.

Dans un coin de son champ de vision, Alice surveillait les écrans de contrôle, tout en prenant soin de ne pas se faire repérer par l’agent de sécurité du réseau, une araignée, et ses programmes experts, les fils d'une toile immense recouvrant tout l’environnement visible.

Elle attendit que Jet et Léa sortent du hall et que le gardien se repose à son poste, puis commença à enregistrer les caméras de sécurités du hall et des couloirs menant à la salle de conférence dans laquelle avait lieu la soi-disant assemblée générale. Les caméras de la salle étaient manquantes, du moins d'après l'interface de contrôle. Elles avaient probablement été débranchées pour la soirée, et quelqu'un avait expliqué au "chien de garde" que c'était absolument normal. C'était parfait pour l'infiltration. Il restait toutefois à endormir le gardien du bâtiment et à falsifier les flux vidéo destinés à l'araignée et aux enregistrements. Une seiche et un mug fumant se déplacèrent sur la toile en se gardant bien de la faire vibrer...

 

»»  La voie est dégagée, vous pouvez y aller : M. Gardien regarde vaguement ses écrans de surveillance  depuis sa loge en matant le dernier épisode de “Docteur THX-451”. Et les caméras ne montreront rien de particulier pendant dix minutes, envoya Alice après un court instant.

»» Merci, répondit Léa.

 

Jet et Léa entrèrent de nouveau dans le bâtiment, cette fois en courant et sans dire un mot. L'ascenseur s'ouvrit pour eux et se referma aussitôt qu'ils furent à bord. Ils montèrent. Le plan tactique était affiché devant leurs yeux : La salle de réunion ne comportait qu'une porte et se trouvait isolée au milieu du couloir. Le risque de fuites était assez négligeable, surtout en tenant compte du fait qu’Alice avait le contrôle des ascenseurs, et que l’action se déroulerait au quarante-deuxième étage.

La porte de l’ascenseur s’ouvrit, et le plan se réduisit dans leurs champ de vision pour n’en occuper qu’une petite partie virtuellement lointaine et décentrée. Le couloir était désert... Ils avancèrent prudemment et silencieusement jusqu’à la salle de réunion et réglèrent leurs amplificateurs auditifs pour écouter aux portes. Leurs sonars leur permirent de compter neuf personnes autour d’une longue table ovale.

Une première voix, grave et chaleureuse, semblait fort satisfaite de ce qu’elle avait à dire. Jet la surnomma Bob. Jet était parfois poète, mais ce n’était pas un de ces moments.

“Comme vous le savez, la cérémonie d’ouverture s’est déroulée comme prévu. Il y a bien entendu eu quelques pertes, comme on pouvait s’y attendre pour une opération de cette envergure, néanmoins celles-ci sont inférieures à 1%.”

Une deuxième voix, morne et cassée, lui répondit. Jet la baptisa Fumeur :

“Le plan était parfaitement planifié, et l’adversaire n’avait aucun moyen de savoir ce qui allait se passer. Nous-même n’avons appris l'enjeu de l'opération que la veille de son exécution.

- C’est exact, répliqua Bob. Néanmoins nous avons notre part de mérite puisque notre mission a été exécutée aussi parfaitement que possible.

- Vous êtes trop sûr de vous, cela nous perdra tous!

- Voyons Messieurs, un peut de calme s’il vous plait. D’accord, ne nous reposons pas sur nos lauriers, mais rien ne sert d’être aussi pessimiste. Parlons plutôt de notre prochaine action.”

Le troisième intervenant, Instit’, avait un timbre très aigu et un ton très calme.

- Et je vous dis, moi, qu’un débriefing s’impose, insista Fumeur. Si nous ne prenons pas l’habitude de faire ce genre d’exercice dès maintenant, on finira par faire un débriefing entre six planches d’agglo au fond d’un caveau.”

Bob commença à perdre sa bonne humeur :

- Nous n’avons pas le temps! De toute façon, ça n’est jamais qu’une perte de temps. Vous autres ‘managers’, vous avez une maîtrise en perte de temps. Vous n’avez jamais servi qu’à m'empêcher de travailler! Alors sur ce coup-là, vous me laissez prendre les choses en charge, ça sera plus efficace. C’est moi qui ai fondé cette cellule de résistance, ne l’oubliez pas!

- Vous allez droit dans le mur. Je n’ai aucune raison de rester ici plus longtemps. Je vais fonder ma propre cellule, et on verra bien qui aura les meilleurs résultats et qui se fera tuer lamentablement à cause d’une ridicule erreur de débutant.”

 

»» Merde, on va pas avoir le temps d’en savoir plus sur la prochaine cible, émit Léa.

»» Tant pis, on verra ça au poste, répondit Jet. Je me charge des quatre de droite.

»» Entendu.

 

La porte de la salle de réunion s’ouvrit violemment sur le malheureux Fumeur qui s’écroula assommé pour le compte, mettant face à face deux agents de la sécurité Martienne armés et huit personnes stupéfaites.

 

“Sécurité Martienne, cria Léa! Que personne ne bouge! Vous êtes tous en état d’arrestation pour terrorisme et association de malfaiteurs.”

 

Un des hommes, vraisemblablement en proie à la panique, se jeta sur elle en hurlant de toutes ses forces, jusqu’au moment où le poing de Jet le stoppa dans son élan, avec une décharge électrique pour faire bonne mesure. Les autres n’avaient pas bougé. Leurs regards oscillaient entre l’angoisse et un vague soulagement. Seul un grand gaillard n’avait pas l’air concerné. Jet décida que ce devait être Bob, le leader auto-proclamé du groupe.

“Voudriez-vous bien sortir gentiment un par un de cette salle? On vous remettra une paire de menottes à chacun. En commençant par vous, si vous le voulez bien, monsieur le chefaillon.

- Désolé mais je suis attendu ailleurs.” répondit l’intéressé.

Il disparut tout à coup, comme aspiré par le bas. Une grenade dégoupillée surgit presque aussitôt à sa place et atterrit sur la table. Il y eu une seconde de flottement mêlée d’horreur incrédule parmi les anciens associés du fugitif avant que l’arme n’explose. Une explosion contenue, étouffée. Un globe de lumière éblouissante se trouvait à son épicentre. Plusieurs membres rescapés de la cellule terroriste amateur étaient tombés sous le coup de l’émotion. Un vieil homme vidait son estomac sur le sol.

“Amateur...” grommela Jet.

Un bruit de bousculade et un cri étouffé parvinrent de l’étage du dessous par le trou qui occupait désormais la place de Bob : une trappe discrète avait été ajoutée au plan de la salle. Jet doutait que ce soit un aménagement construit avec le bâtiment. C’était du délire : un plan pareil ne pouvait pas fonctionner, même sans renfort à l’étage inférieur. Il ne restait aucune issue pour le fugitif. Mais il aurait pu faire des dégâts en tentant d’échapper à ses poursuivants. Évidemment, le Chef avait pris soin de bien sonder les lieux pendant son après-midi d’infiltration.

 

“Ça va comme vous voulez chef? Demanda Léa à l’intention du trou.

- Nickel, Léa. M. Mendoza est beaucoup plus coopératif depuis qu’il fait l’expérience de mon champ de restriction.

- Je le plains presque, dit Jet. Il aurait mieux fait de se laisser arrêter... Trop de films d’espionnage au rabais, si tu veux mon avis. Tu crois que c’est quoi, son pseudo de grand maître du mal?”

 

» L'Homme à la Cigarette d'Or? proposa Alice qui n’avait rien perdu de la scène grâce aux implants vidéo des yeux de ses camarades.

 

***

 

Une semaine s’était écoulée depuis le cyber-attentat dont Nami avait été victime. Elle avait décidé que cette période de repos serait suffisante pour se remettre, mais elle n’en était pas aussi sure à la veille de reprendre les cours. Cependant, elle savait qu’il lui fallait reprendre rapidement un rythme de vie normal. Elle refusait de se comporter comme le voulaient probablement les soi-disant “Gardiens de Vescaf”, en se terrant chez elle, refusant d’enseigner l’Histoire par peur de représailles. Qu’est-ce que c’était que Vescaf d’abord? Le nom avait-il une signification? Les meilleurs moteurs de recherche que Nami connaissait sur le GCN étaient incapables de lui fournir une réponse. Trois autres attentats avaient été revendiqués par l’organisation terroriste depuis le coup d’éclat initial. Une dizaine de cellules avaient été démontées dans le même temps. Les médias insistaient avec acharnement sur ce score qui semblait donner l'avantage aux forces de l’ordre. En réalité, au vu du nombre d’attentats simultanés le premier jour des hostilités, les “Gardiens” avaient encore beaucoup trop d’effectifs.

Pour éviter que ses pensées ne tournent en rond, elle était sortie avec quelques collègues professeurs. La vie dans un astéroïde est principalement souterraine, ce que Nami supportait très bien, ayant vécu toute sa vie auparavant dans les sous-sols de Vénus. Cependant, il arrivait fréquemment à leurs habitants de pouvoir sortir des couloirs claustrophobiques. Le quartier des loisirs de l’astéroïde Cybèle était situé à l’extérieur sous une bulle protectrice transparente et connaissait un ciel nocturne permanent, bien que faiblement éclairé par le soleil pendant deux heures toutes les quatre heures. Nami avait mis plusieurs semaines à s’y sentir à l’aise, mais maintenant, elle ne pouvait plus se passer de ce spectacle. Elle avait de la chance : beaucoup d’immigrés vénusiens n’arrivaient jamais à s'habituer à contempler le vide de l’espace. Beaucoup de Terriens et de Martiens non plus.

 

Le groupe d’enseignants qu’elle accompagnait était entré dans un des pubs branchés, le Cybèle. La musique était jouée par des groupes de musiciens peu connus, d’une qualité variable. Ce soir, c’était un groupe d’électro-rock martien assez oubliable. Ils s’installèrent à la terrasse supérieure. À cause des dimensions de la bulle, les bâtiments ne dépassaient que rarement les deux étages, et presque tous étaient pourvus d’un toit aménagé. Les intempéries étant exclues, il n’y avait aucune raison de perdre de la surface habitable.

Assise sur sa chaise, les yeux levés vers un ciel d’encre en plein jour, elle perdit un peu le fil des conversations sur tel ou tel élève indiscipliné. Le bruit de fond se fit sourd et lointain, les odeurs de bière et de tabac communes à tout les bistrots laissaient place à une odeur de métal chaud. Le spectacle ne l’effrayait plus, mais il la fascinait d’une manière qu’elle ne pouvait définir, qui faisait disparaître les notions de temps et d’espace, et occultait son environnement. Le retour à la réalité pouvait être un peu brusque :

“C’est une bonne chose que tu reviennes demain, Nami. Trop d’enseignants ne veulent plus faire cours.”

Un frisson la parcourut pendant qu’elle revenait mentalement sur la terrasse du Cybèle. La personne qui s’était adressée à elle était Elza N’Guyen, professeur de Mathématiques d’une cinquantaine d’années, qui prenait très à coeur le rôle de l’enseignement dans la société, à un point peut-être excessif. Elle considérait qu’aucune excuse n’impliquant pas une impossibilité physique de faire son travail n’était assez bonne, pour elle ou pour ses pairs. Et avec le GNC, ça excluait à peu prêt tout excepté le coma et la mort. Elle avait cependant assez de tact pour ne pas faire de remarques désobligeantes lorsqu’un de ses collègues s’absentait. Après tout, ce n’était pas son travail de gérer les ressources humaines.

“Je ne pouvais pas rester à la maison, j’ai un programme à terminer.

- Bien dit!

- Mais quand même, tu es sure que ça va? Tu as été une victime directe!”

Askel Winkler était un homme célibataire dans la quarantaine. Professeur d’histoire, petit avec une barbe et une moustache courtes mais soigneusement entretenues, Nami l’avait trouvé plutôt craquant quand elle l’avait rencontré, et ce n’était un secret pour personne qu’il voulait se rapprocher d’elle. Malheureusement il était plutôt ennuyeux et, s’il ne l’avait semblait-il pas encore compris, était devenu “juste un copain” assez rapidement. Il avait entre autres cette mauvaise manie de toujours se faire du soucis pour tout et pour tous.

“Je n’ai pas pu me concentrer sur quoi que ce soit pendant trois jours, mais maintenant je vais bien. Et je n’ai pas du tout envie de rester seule chez moi à repenser sans arrêt à ce qu’il s’est passé. D’ailleurs, je propose qu’on parle d’autre chose : qu’est-ce que vous pensez de ce nouveau spectacle 0G? Noé, je crois. Vous savez de quoi ça parle? Je n’ai jamais eu l’occasion de voir quelque chose de ce genre.”

Leur quatrième compagnon était une jeune femme nommée Nahia Olsen, à la peau sombre, grande et athlétique, avec des cheveux rasés sur un coté du crâne et coupés courts de l’autre. Elle enseignait le sport. Elle était aussi une des personnes les plus cultivées du nouvel entourage de Nami.

“Ça peut être très bien ou sans aucun intérêt. Ça dépend beaucoup du metteur en scène. Celui de Noé, Vera, est parmi les meilleurs du métier, mais il a aussi eu quelque ratés. En tous cas, j’irai le voir quand il passera  par ici. Je te réserve une place?

- Pourquoi pas. Tu sais de quoi ça parle?

- C’est une vieille légende oubliée, mais le thème principal à été repris des milliers de fois. Ça parle d’exode et de survie. Drôlement actuel, et ce n’est certainement pas un hasard. C’est un outil de propagande pour l’Arche, c’est certain. D’ailleurs j’ai entendu dire que la troupe était sous haute surveillance parce qu’ils pourraient être une cible de choix pour les Gardiens.

- Encore eux, se plaignit Nami! On n’avait dit qu’on n’en parlait plus!

- Désolée. En tous cas, je pense que le spectacle vaudra le coup. L’ouverture des réservations est prévue ce week-end, il faudra être rapide pour avoir des places. Tu es toujours partante?

- Oui! Ce sera la première fois que j’assisterais à quelque chose comme ça.

- Moi aussi je suis partante, intervint Elza. J’ai bien aimé le dernier spectacle de Vera.

- Ok, et toi Askel?

- Non merci, sans façon. Je risque de vous gâcher la soirée en m’endormant dans mon siège.

- Ok, donc je réserve trois place pour une virée entre filles, récapitula Nahia.

- De vrais lycéennes!” railla Askel.

Les sujets s'enchaînèrent alors pendant un temps. Les dernières œuvres vidéo-ludiques indépendantes, les différences entre la vie sur Vénus et la vie dans les astéroïdes,... Askel parla un peu de sa période martienne, regrettant le ciel ouvert et les intempéries.

Malheureusement le sujet des attentats ne cessait de revenir dans la conversation. Nami finit par quitter ses amis, peut-être un peu brusquement et visiblement agacée. Elle décida d’aller draguer au comptoir, comptant sur le fait qu’aucune conversation importante ne serait abordée pendant ce temps-là.

Elle avait trouvé un jeune homme aux cheveux décolorés, plutôt musclé, qui semblait suffisamment futile pour lui faire oublier les “Gardiens” et leurs activités. Pendant presque une demi-heure, il ne parlèrent que de sujets superficiels. Il s’appelait Thomas. Ils s’entendaient bien. Il la faisait rire et riait à ses blagues. Malgré son air un peu juvénile, il était plutôt beau gosse, et Nami se dit qu’elle pourrait bien finir la soirée avec lui, dans un cadre plus intime. Une aventure d’un soir lui ferait sans doute le plus grand bien. Elle n'envisageait pour le moment rien au-delà du lendemain. Et puis il gâcha tout :

“Finalement, je me demande si les Gardiens n’ont pas raison.”

Nami grinça des dents, mais elle ne voulait pas s’enfuir une deuxième fois dans la soirée. Avec un peu de chance la discussion changerait d’elle-même et ils n’en parleraient plus. Elle regarda son verre d’un air contemplatif pendant quelques secondes, ne sachant quoi répondre à cette affirmation qui allait à l’encontre de tout ce qu’elle pensait. Il la regardait fixement, attendant visiblement une réaction de sa part.

“Je pense qu’ils ont tort et qu’aucune cause ne justifie ce qu’ils ont fait.” finit-elle par répondre d’un ton mordant.

Elle espérait que sa réponse clôturerait le sujet. Avec un peu de chance, il comprendrait le message et reprendrait la conversation sur un sujet léger et ils pourraient faire comme si cet échange n’avait pas eu lieu. Ou bien il se vexerait et irait voir ailleurs, et Nami pourrait tenter sa chance avec quelqu’un d’autre. Mais non, décidément, il avait décidé d’achever sa bonne humeur encore fragile :

“Avoue quand même que l’espèce humaine est la plus destructrice qui existe! Y a-t-il encore un caillou dans notre système solaire qui n’ait pas subi la volonté impérialiste de l’homme?

- Tu prétends que les cailloux sont malheureux? L’homme a porté la vie où il le pouvait, c’est ce que tu appelle de la destruction?

- Bien sûr! Que sont devenus les paysages grandiose de Mars? De quel droit a-t-on rempli une planète pure de bactéries, de champignons, de plantes ou d’animaux? D’autant qu’il a fallu jouer aux dieux et bidouiller le code génétique des espèces que nous avons implantées là-bas. Nous souillons tous!

- Qui es-tu? Qui sont ces soi-disant “Gardiens” pour décider de ce que nous devons faire ou non? Tu parles de droit, mais c’est absurde. Il n’y a pas de droit universel, ni de droit de la nature. Il y a éventuellement une question éthique sur ce que nous avons fait, mais c’est uniquement entre nous et nos consciences.

- Et tu crois que c’est éthique de modifier une espèce animale sur le plan génétique? Ou de modifier radicalement la biosphère d’une planète pour notre propre confort? Et de piller des astéroïdes de leurs ressources?

- Il n’y avait aucune biosphère dans le système solaire à part sur la Terre. Et les astéroïdes ne servent à personne et leur exploitation ne dérange personne, donc je ne vois pas le problème.

- C’est faux, il y en avait sur presque toutes les planètes. Ce n’était peu être pas de la vie multicellulaire, mais nous n’avions pas le droit de les détruire pour imposer la nôtre.

- Tu parles encore de droit, mais c’est une notion humaine. Le droit n’a pas sa place dans l’univers. Nous avons les droits que nous nous autorisons, tant que nous ne rencontrons personne pour nous dire le contraire.

- C’est le genre de mentalité qui permet à l’humanité de tout détruire.

- Non, c’est le genre de réalisation qui permet à l’humanité de grandir en décidant de ne pas tout détruire justement. Tous les animaux sont destructeurs. Nous avons la chance de pouvoir bâtir, de pouvoir nous étendre au-delà des limites de notre monde, et d’emmener d’autre espèces avec nous. Nous pouvons faire progresser la vie dans l’univers!

- C’est de l’orgueil humain dans toute sa splendeur.

- Parce que ce n’est pas de l’orgueil de se positionner en juge de toute l’humanité? De décider que toutes les espèces solaires doivent mourir pour sauver la galaxie? Et merde, je ne suis pas venue ici pour ça! Pourquoi fallait-il que tu parles de ça?

- Parce que ce n’est pas en ignorant le problème qu’on va changer les choses!

- Tes connards de gardiens ont bien faillit me griller le cerveau! Alors tu m’excuseras si je n’ai pas envie d’entendre parler d’eux ce soir, encore moins pour en dire du bien. Maintenant tu peux aller te faire voir. ”

 

Thomas poussa un soupir et partit avec un geste agacé. Toute à sa mauvaise humeur, observant sa boisson avec beaucoup plus d’attention qu’elle n’en méritait, Nami rumina des pensés assassines concernant le jeune homme, et en ayant la maigre satisfaction de ne pas être celle qui avait fui cette fois-ci.

Quelques minutes plus tard, une femme vint s'asseoir à la place qu’avait occupé Thomas. Elle avait de longs cheveux noirs qu’elle portait détachés et un tailleur professionnel parfaitement ajusté. Son visage était mince et anguleux mais un sourire sincère atténuait brillamment la sévérité de ses traits. Toujours dans l’idée de passer sa nuit accompagnée et sans engagement, Nami pris note du corps un peu trop fin et de la petite poitrine de sa voisine qui devait faire une tête de plus qu’elle.

“ Vous vous êtes bien défendue, bravo! Dit l’inconnue.

- Merci.” répondit Nami, un vague sourire au lèvre. Elle n’était pas encore prête à sortir de sa mauvaise humeur.

“Je m’appelle Liana. Je crois qu’on peut dire que je suis une fervente supportrice de l’Arche. Je dois dire que j’ai rarement vu quelqu’un répondre ainsi du tac au tac à un de ses détracteurs. À part les agents de communication du projet, bien entendu.

- Il a mal choisi son moment pour me parler de ça, c’est tout.”

Le compliment toucha Nami. Le nuage noir métaphorique qui planait au-dessus de sa tête se dissipait malgré elle.

"Parlons d'autre chose si vous voulez. Je peux vous tutoyer?

- S'il te plaît. Je suis Nami.

- D'accord Nami. Alors que fais tu dans la vie?"

La soirée n'était peut être pas perdue en fin de compte...



17/02/2014
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